Tusk
Parmi les mouvements de jeunesse, il y en a un qui sest tout particulièrement
signalé par son radicalisme antibourgeois : la dj.1.11 ou la Deutsche
Jungenschaft 1.11 (1er novembre, date de sa fondation). Le radicalisme
de ce mouvement est dû essentiellement à la personnalité
de son chef et fondateur : Eberhard KOEBEL, surnommé « Tusk
». Né en 1907 à Stuttgart, fils dun haut fonctionnaire,
Eberhard KOEBEL a adhéré très jeune au Wandervogel.
Plus tard il est passé à la Freischar, dont il deviendra
Gauführer pour le Würtemberg en 1928. Cet homme de taille menue,
nerveux et énergique, ne fut pas un théoricien. Ce fut surtout
un artiste qui révolutionna le « style » des mouvements
de jeunesse, en donnant un visage moderne à ses revues, en conférant
à celles-ci un graphisme osé, épuré, moderne.
Sa célébrité dans le mouvement et dans toute lAllemagne, « Tusk » la doit à ses innovations. Et celles-ci nétaient pas seulement dordre graphique. Inlassable voyageur, KOEBEL avait campé et vécu avec les éleveurs de rênes en Laponie, sillonné le Nord de la Russie dEurope, débarqué en Nouvelle-Zemble. De ces voyages inédits et franchement originaux, « Tusk » rapporte, outre son surnom (« LAllemand » en scandinave), la Kohte (la tente des Lapons), la Balalaïka et le Banjo. Cette tente noire et ces instruments de musique seront adoptés avec enthousiasme par les jeunes. « Vivant avec intensité », KOEBEL parcourt son pays à moto (autre trait de modernisme) pour recruter de nouveaux membres. Les Wurtembergeois de Tusk font progressivement scission au sein de la Freischar et, le 1er novembre 1929, se rassemblent derrière la bannière de la dj.1.11. Tusk possède désormais son propre mouvement auquel il donnera un style original et une éthique nouvelle. Ce style et cette éthique marqueront le camp quil organisera en 1931 (Sühnelager).
Un style nouveau naît : froid et hiératique dans ses aspects extérieurs, incandescent et fou dans sa dimension intérieure. Tusk élimine le romantisme passéiste de lancien Wandervogel, qui idéalisait trop le Moyen Âge, au risque de dégénérer en mièvreries, en kitsch à la Hollywood. En cela, KOEBEL est bien le contemporain des futuristes italiens et soviétiques et dErnst JÜNGER, prophète annonciateur de lavènement de lère « métallique ». Parallèlement à ce culte de l« homo metallicus », les groupes animés par Tusk idéalisent la figure du Samouraï, anticipant ainsi la vogue occidentale pour MISHIMA. KOEBEL/Tusk, Allemand de Weimar, incarne aussi les contradictions de son temps : il agit politiquement à la croisée des chemins. Jusquen 1932, son action nest guère politisée. Mais, dès cette année fatidique, où la crise atteignait son apogée, KOEBEL se jettera dans laventure politique. Ses positions, jusque là, avaient été finalement assez conventionnelles ; il était un nationaliste allemand non extrémiste, qui contestait surtout lannexion de la Posnanie et du Corridor à la Pologne. Lidéal du soldat, chez KOEBEL/Tusk, nest pas au service dune cause nationale bien précise. Comme chez JÜNGER et DRIEU. Il est davantage religieux et éthique.
Le nationalisme de Tusk nest pas hostile à la Russie. Cet immense pays, pour lui comme pour NIEKISCH na pas été perverti par les Lumières (BERDIAEV ne laurait pas démenti), qui ont fait vieillir les peuples dOccident. Le romantisme russophile triomphe dans les rangs de la dj.1.11. Pêle-mêle, sans a priori idéologique, les garçons de ce mouvement chantent la geste de Staline et des armées rouges et les prouesses des soldats blancs de Koltchak. Ils lancent à travers toute lAllemagne la mode des chants cosaques. Au Sühnelager de 1931, Tusk dirigera sa troupe (Horte), vêtu dune pelisse cosaque et dune toque de fourrure.
Avec ce style, impliquant
une rupture totale avec le monde adulte et bourgeois, KOEBEL/Tusk réalise
radicalement les vux initiaux du mouvement de jeunesse. II déclara
un jour : « La jeunesse, est la valeur en soi et la maturité
est presque a priori une mauvaise chose ». Pour Tusk, platonicien
qui signore, il faut couper dès que possible la jeunesse
des compromissions que lui impose le monde adulte. Il faut la préserver
des miasmes du bourgeoisisme. KOEBEL/Tusk luttera dans ce sens contre
les mouvements traditionnels, dont le style ne provoque pas cette rupture
thérapeutique. Les idéologèmes du peuple (Volk),
de la patrie (Heimat) et du Reich, qui mobilisent aussi le monde des adultes,
doivent céder le pas au concept radical de lORDRE. «
Dans lORDRE, écrit Tusk, conçu comme communauté
autonome, comme communauté de choix, comme communauté libre
de toute attache aux choses révolues, lhomme jeune trouvera
lassise de son être ».
Avec la volonté de créer un ordre imperméable aux
influences délétères de la société
libérale, Tusk oppose deux modèles anthropologiques antagonistes
; lun constitue lidéal à atteindre ; lautre
représente la négation du premier, le pôle négatif,
le repoussoir. Ce dernier, il le baptise « le modèle répétitif
». « Cest le modèle de lhomme qui parasite
et végète dans le maximum de confort possible. Cet homme-là
veut vivre le plus longtemps possible, ne jamais être malade, ne
jamais souffrir physiquement, ne jamais exprimer didées
; il souhaite mâchonner du déjà mâché,
répéter ce qui lui a été dit, être heureux
quand la routine quotidienne sécoule sans bouleversements
majeurs. Face aux moutonniers du répétitif, se dresse le
membre de lORDRE, libre de toute espèce dobligation
à légard des visions-du-monde caduques, libre de
ne pas répéter les slogans conformistes, libre de ne pas
devoir fréquenter les répétitifs, dadopter
leurs formes de vie et leurs idées ». Symbole de cette attitude
devant la vie : lEisbrecher, le « Brise-glace ».
Pour « briser la glace » qui fige les sociétés, les formes et les idées, lORDRE doit créer une discipline de fer. Il faut saluer ses supérieurs, leur obéir sans discuter car cette obéissance-là donne naissance à la liberté, elle provoque la rupture. Les vêtements du membre de lordre doivent être impeccables ; son langage doit être châtié et épuré de gros mots.
Mais lordre ne subsistera pas intact sous la pression des passions politiques. Tusk choisira dabord le NSDAP, puis le parti communiste pour, enfin, abandonner la chimère de vouloir transposer ses idéaux dans une formation politique. Les communistes ne cesseront jamais de se méfier de lui. Tusk essaiera alors de noyauter la Hitlerjugend, en demandant à ses lieutenants dy acquérir des postes de commandement. Léchec ne devait guère se laisser attendre Litinéraire politique de Tusk la mené au-delà de la gauche et de la droite, tout comme ceux des nationaux-bolchéviques et nationaux-révolutionnaires autour de NIEKISCH et PAETEL.
Cette position entre deux chaises était difficile à tenir. En janvier 1934, Tusk est arrêté par la Gestapo ; il tente de fuir et se fracture le crâne, avant dêtre relâché. Il quitte lAllemagne et se réfugie en Suède. Sa vie publique était finie. Le maladie sempare de son corps et ne le lâchera plus. A Londres, deuxième étape de son exil, il tentera de gagner péniblement sa croûte comme photographe et professeur de langues orientales. Les exilés communistes acceptent de lécouter mais nacceptent pas sa candidature de membre. Toutes ses tentatives de reprendre le combat tournent à léchec. Après la guerre, à Berlin-Est, il naura pas plus de chance. Il y mourra seul en 1955, à lâge de 48 ans.
Tusk : une figure
à redécouvrir. Une figure qui résume au fond toute
la philosophie allemande depuis HERDER. Une philosophie qui privilégie,
dans ses explorations de laventure humaine, les balbutiements primordiaux
aux productions des âges mûrs. Une philosophie qui se jette
à corps perdu dans les mondes homériques et rejette les
mièvres esthétiques hellénistiques
Le culte
de la Russie et celui du Samouraï rejoignent cette vieille option.
Tusk : une figure au-delà de la droite et de la gauche, au-delà
des insuffisances politiciennes
J'aurais l'occasion d'y revenir lorsque je traiterais le sujet des "Wandervögel" (Oiseaux migrateurs).